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Dans l’interview qu’il a accordée à l’hebdomadaire « Das Parlament », Claude Bartolone (photo), président de l’Assemblée nationale française, nous exhorte à tirer les enseignements du passé afin de ne pas répéter les erreurs commises au début de la Première Guerre mondiale il y a cent ans. Il rappelle que depuis, il y a eu la réconciliation franco-allemande et la construction européenne, dont il dit : « Elles sont nos meilleurs atouts ».
Monsieur le Président, vous rappelez-vous de la première fois où l’on vous a raconté la Première Guerre mondiale ? Qui vous en a parlé ? Était-ce dans votre famille ou à l’école ?
Mes parents, italien et maltais, n’ont pas été concernés par les tranchées du nord. En revanche, comme pour tous les Français, l’école de la République m’en a transmis les récits et les douleurs.
L’historien Fritz Stern a déclaré un jour que la Première Guerre mondiale était « la première catastrophe du XXe siècle, qui a engendré toutes celles qui ont suivi ». Les Allemands et les Français ont-ils selon vous une mémoire différente de la Première Guerre mondiale, et si oui, pourquoi ?
Fritz Stern a raison s’il pense aux conséquences dramatiques de la paix de 1918 qui, en imposant une humiliation économique et une amputation territoriale à l’Allemagne, a nourri un sentiment nationaliste de revanche que les nazis exploiteront. Toutefois, d’autres historiens font remonter les causes des catastrophes du XXème à encore plus loin. Je pense par exemple aux travaux de l’italien Domenico Losurdo sur l’histoire de l’esclavage, ou de votre célèbre École de Francfort sur l’histoire du libéralisme. La catastrophe de la Grande Guerre était un échec de la modernité occidentale qui n’a longtemps pas compris qu’il fallait des règles publiques nationales et internationales au concert des nations.
La mémoire de la 1ère guerre se manifeste de manière très différente en Allemagne et en France. Mes amis allemands s’étonnent souvent de la place prise par les différentes commémorations en France, notamment pour le centenaire qui s’annonce. En cela, en Allemagne, le devoir de mémoire de la Seconde Guerre a pris beaucoup de place, et c’est comprehensible. La France contrairement à l’Allemagne, a été envahie en 1914. La Guerre n’a pas fait que des victimes militaires : des femmes, des enfants et des personnes âgées sont mort sous les bombardements.
Quel est votre point de vue sur la thèse de l’historien Christopher Clark, pour qui il n’y a pas un responsable clairement défini de la Première Guerre mondiale, mais que l’évolution extrêmement complexe de la guerre a été mal appréciée par les hommes d’État pour ensuite échapper au contrôle des puissances en conflit ?
Christopher Clark a sans doute historiquement raison. Il est évident que les dirigeants européens n’ont pas compris les conséquences des mobilisations et déclarations de l’été 1914 : pour eux, la guerre devait être courte et décisive. Toutefois, en tant que responsable politique, je suis toujours attaché à placer les dirigeants devant leurs responsabilités non seulement politiques, mais aussi historiques. La politique d’aujourd’hui, c’est l’histoire de demain. Une mauvaise politique peut vite se transformer en catastrophe historique
Le Première Guerre mondiale a aussi montré que l’évolution d’une guerre n’est pas prévisible. Les interventions militaires limitées ne comportent-elles pas toujours le risque d’une propagation d’un conflit ?
Oui, bien sûr. C’est pour cela qu’il est fondamental que les interventions militaires soient toujours validées par un mandat des Nations Unies et entreprises après un examen rigoureux des conséquences régionales.
Quel est pour vous l'élément partculièrement important dans la culture du souvenir?
Le souvenir, c'est bien sûr une question de valeurs et de lieux de mémoire : chaque village, en France, a son monument aux morts, fleuri tous les ans. Mais cela ne suffit pas : le souvernir, c'est aussi une question d'éducation historique. Nous avons la chance d'appartenir à des pays dont les traditions historiographiques sont riches et prestigieuses ; ce qu'il faut réussir, c'est la transmission et l'enseignement de cette richesse. De l'ignorance naît l'obscurantisme dont résultent la violence, l'intolérance et la confusion.
L’évolution économique différente entre la France et l’Allemagne met à mal l’harmonie du couple franco-allemand. Comment peut-on être certain que la « confrontation », que vous avez décrite dans une interview comme étant quelque chose de plutôt positif, ne se transforme pas en un véritable conflit ?
Il y a dans mes propos le constat que la confrontation d’idées précède les meilleurs compromis. N’ayons pas peur d’exposer nos divergences : l’Europe souffre plus d’être perçue comme froide et dépolitisée que de présenter une pluralité d’offres politiques. Ce qui est négociable entre la France et l’Allemagne l’est par extension pour l’Union européenne dans son ensemble. C’est la dynamique franco-allemande, qui est pour cette raison le moteur de l’Europe.
En ces temps de crise de l’euro, on a le sentiment que chaque pays ne pense qu’à son propre avantage, comme du reste ce fut la cas au début du siècle dernier. Est-ce dangereux à vos yeux ?
Oui, je suis inquiet de l’affaiblissement des institutions européennes, qui fait perdre de vue l’intérêt général européen. En revanche nous ne sommes pas dans une situation comparable à celle du début du XXe siècle. Les interdépendances entre nos nations se sont renforcées. Le risque vient moins de l’intérieur de l’Europe que de l’extérieur. Par exemple je reste convaincu que l’effrondrement du Mali aurait fait tâche d’huile non seulement au Sahel mais aussi jusqu’à nos portes. Quand la France s’engage militairement dans ce pays, elle contribue à la sécurité collective européenne. Elle porte aussi la responsabilité de la dissuasion nucléaire qui participe à l’équilibre de la paix au-delà de notre continent. Mais mon pays n’a ni la vocation ni les moyens de devenir le gendarme du monde. C’est cette prise de conscience qui doit émerger, et déboucher sur une prise en charge commune de notre sécurité à travers une véritable politique de défense européenne.
Y a-t-il un enseignement que nous puissions tirer de 1914 pour 2014 ?
En 1907 une crise financière aurait pu déboucher sur une extension de la mondialisation et des progrès en matière de démocratie. Mais elle a conduit au protectionnisme, à une première guerre mondiale qui laisse l’Europe exsangue et laisse le champ libre à l’Amérique. La crise a conduit au repli et le repli au déclin. Notre génération doit regarder le passé pour ne pas commettre les mêmes erreurs. Entre 1914 et 2014 il y a eu la réconciliation franco-allemande et la construction européenne. Elles sont nos meilleurs atouts.
(as/Übersetzung: Christina Reinicke/24.07.2014)